Comment une technologie aussi décriée que le nucléaire, après Tchernobyl et Three Miles island, a-t-elle pu redevenir à la mode dans les dernières années, à un point tel que les écologistes jusqu’à présents unanimes dans leur opposition, ont pu se diviser ?

L’enjeu de ce papier n’est pas de faire la promotion ou la critique de telle ou telle technologie, mais de comprendre les raisons qui ont fait l’évolution de sa perception.

On croit souvent que les technologies que nous utilisons aujourd’hui sont les seules possibles, que nous en bénéficions ou que nous en souffrons parce qu’il n’y avait pas d’alternative. Ici, comme dans bien des domaines, Darwin est passé par là : de même que pour les espèces, le processus de sélection des technologies aurait conduit automatiquement à ne conserver que les technologies les plus efficaces, les plus utiles, les plus adaptées. Si nous avons aujourd’hui des voitures fonctionnant avec des moteurs à explosion, ce serait évidemment grâce à la supériorité de cette technologie sur la motricité animale, éolienne, électrique.

Cet a priori darwinien d’une sélection naturelle des technologies est probablement faux. Le socio-anthropologue des techniques Alain Gras note par exemple dans sou ouvrage Le Choix du feu, aux origines de la crise climatique (Fayard, 2007) que notre civilisation a fait le choix, lors de la Révolution industrielle, d’un ensemble de technologies liées au feu. Le charbon, les hydrocarbures ou le nucléaire (soit les technologies « thermo-industrielles ») ont progressivement dominé, alors même que des technologies alternatives auraient pu tout aussi bien se développer.

Mais comment et par qui une telle décision peut être prise ? Comment peut s’opérer un tel choix ? Il faut repartir des raisons qui font une décision collective dans le cadre de ces choix technologiques. Pour qu’une technologie s’impose, il faut probablement la convergence de trois éléments :

· La congruence de cette technologie avec des tendances sociétales lourdes (préoccupations, imaginaires, visions de long terme, désirs collectifs).

Si le nucléaire est revenu à la mode dans les dernières années (la présence du mot nucléaire dans la presse a fortement augmenté depuis 2000), c’est qu’il peut s’adosser à une tendance lourde : le nucléaire n’émet pas de dioxyde de carbone, dans un monde ou ces émissions sont perçues comme un risque majeur. Identifier les tendances lourdes qui vont porter la technologie, le produit ou la marque est l’un des enjeux principaux pour un dirigeant d’organisation.

Il se trouve que l’idée de choix technologique est développée par Alain Gras dans le secteur de l’énergie. Or, le fait qu’une telle idée du choix des technologies se développe aujourd’hui n’est pas anodin. Depuis une trentaine d’années, les opposants à la structure thermo-industrielle acquièrent une audience de plus en plus forte (club de Rome, mouvement de la décroissance, néo-luddisme, post-modernité…). Cette tendance est puissante : en témoigne l’image de l’industrie pétrolière aujourd’hui. Le nucléaire se développe donc contre une tendance sociétale lourde, l’opposition à la structure thermo-industrielle. Mais l’argument du réchauffement climatique lui a permis de se positionner sur une tendance plus forte encore, et de s’attirer des alliés chez ses opposants potentiels.

· La capacité de la technologie à répondre aux besoins économiques globaux.

Aujourd’hui, l’alternative des voiliers face aux bateaux à moteur est probablement favorisée par leur progrès croissants en termes de vitesse, ce critère étant déterminant selon les critères économiques de l’époque. Le fameux hydroptère, voilier le plus rapide du monde (55,5 nœuds, soit 103 km/h en septembre 2009), n’a rien à envier à de nombreux bateaux à moteur, et c’est là un des arguments souvent évoqués en sa faveur… Le nucléaire s’avère aujourd’hui compétitif, avec ses rendements en termes de production d’électricité ainsi qu’un accès à l’uranium plus aisé que certains combustibles fossiles. En fait, en l’état actuel des recherches, il semble qu’il le soit davantage que des technologies plus propres (biomasse, solaire, éolien ou hydraulique), même si celles-ci n’ont pas dit leur dernier mot…

Cette analyse économique est bien entendu discutable, mais ce qui compte est qu’elle triomphe dans la sphère des idées.

Tout d’abord, il est complexe d’obtenir des données et de modéliser l’ensemble des coûts : le bon rendement nucléaire en termes de coût est-il aussi évident si l’on inclue les coûts de fermeture des centrales, les externalités négatives du passage du nucléaire civile au nucléaire militaire, l’internalisation des coûts en cas de catastrophe, le coût de la gestion des déchets sur des millénaires, etc.

Ensuite, la définition des besoins est ici le facteur déterminant. Les écologistes décroissants notent que l’obsession de rapidité ou la recherche du rendement et de la production énergétique ne vont pas de soi : elles résultent d’un air du temps, d’une idéologie productiviste qui peut évoluer ou disparaître. Un combat d’idées à cet échelon peut faire évoluer la perception d’une technologie. La « propreté » d’une énergie est devenue un enjeu économique majeur, internalisé par des taxes (taxe carbone), par un marché (quotas d’émission de CO2 issu du protocole de Kyoto) ou par des dispositifs réglementaires (tarifs élevés de rachat de l’électricité éolienne par EDF en France, par exemple).

· L’intérêt particulier d’une multiplicité d’acteurs afin de bénéficier de leur convergence.

Le développement durable, notamment son symbole le plus fort actuellement, la question du réchauffement climatique, est devenu le cœur d’une industrie de la communication verte : responsabilité sociale des entreprises, fondations, ONG, experts, chercheurs, consultants, etc. Mais il a aussi naissance à des acteurs industriels, dans l’éolien, le solaire, la capture et le stockage du CO2, la bicyclette, la voiture électrique, etc. Tous ont intérêt à porter l’idée de lutte contre le réchauffement climatique afin de légitimer leur propre activité. Dans le nucléaire, un ensemble d’acteurs industriels ont pu se rassembler et attirer des défenseurs supplémentaires, en s’appuyant sur le thème du réchauffement climatique ou de l’enjeu d’exportation pour des Etats (dans le cas de la France, des Etats-Unis, du Japon, de la Corée, de la Chine…).

Tendances sociétales, satisfaction des besoins économiques, mobilisation des intérêts particuliers : voici des enjeux de stratégie immatérielle. Le nucléaire s’est à ce stade imposé comme une technologie importante, choisie par de nombreux acteurs étatiques, car il a su se positionner sur une tendance lourde, imposer des modes de calculs de l’efficacité économique et s’identifier à l’intérêt d’autres acteurs.